sur Lucas Bambozzi
Sophie Biass-Fabiani
(Clermont-Ferrand, 2005)
Originaire de Belo Horizonte et établi à Sao Paulo, Lucas Bambozzi est un artiste qui vient du monde du documentaire. Il travaille sur les interférences entre les domaines publics et privés telles que la confrontation des images issues du documentaire, de la fiction, et d’autres formes de stockage (home movies, caméra de surveillance, super-8 films) permet de mettre au jour. La demande d’objectivité et d’impartialité, d’ailleurs parfaitement illusoire, requise par le domaine de la communication télévisuelle pour lequel il travaillait l’avait laissé insatisfait : Lucas Bambozzi s’est ainsi très vite tourné vers le milieu artistique de la vidéo qui autorise et qui valorise une vision plus personnelle du rapport au document. La grande richesse de la vie culturelle à Belo Horizonte a favorisé cette insertion qui lui a permis de mettre à profit sa connaissance du système de production des images télévisuelles et d’effectuer un retour réflexif et critique sur le régime de production des images qu’elle suppose. La marque personnelle de Lucas Bambozzi est très affirmée dans de nombreux travaux : l’artiste, qui a dû développer une posture très active par rapport aux stocks d’images, procède depuis de nombreuses années à l’enregistrement (sur des supports qui évoluent avec les changements technologiques) de données de sa vie quotidienne utilisées dans son travail artistique selon les besoins. Ce procédé lui permet d’approfondir une réflexion sur la mémoire nourrie d’accumulations et de télescopages.
La mise en espace de ces images a souvent été l’occasion de confronter le spectateur à une intimité à laquelle il ne devait pas être convié et dans laquelle il entre en quelque sorte par effraction. Lucas Bambozzi joue ainsi du malaise du spectateur et/ou de sa frustration à ne pas comprendre la totalité de la situation. La place donnée à l’interprétation et à l’imagination marque aussi l’intérêt de l’artiste pour un type d’œuvre multimédia interactives qui sollicite le spectateur plus directement.
Le questionnement est retourné. Alors qu’auparavant l’artiste conviait le spectateur à regarder des images privées qui ne lui étaient pas destinées, dans ses œuvres les plus récentes, Lucas Bambozzi sort du registre autobiographique et documentaire pour inviter désormais le spectateur à s’interroger sur le mode de production des images et plus largement le formatage, le stockage et la circulation des informations qui permettent d’enregistrer sa vie privée sans qu’il en soit toujours conscient.
Les premières vidéos, telle Love Stories (1992), ont pour origine des sensations de l’artiste et sont issues d’un monde poétique personnel confronté à des fictions, soit préexistantes comme Hiroshima mon amour de Marguerite Duras, soit filmées pour l’occasion. Là aussi la réalité des situations de filmage –par exemple, la nécessité ressentie par l’actrice d’échapper au désir envahissant de son partenaire et de trouver un refuge auprès de la caméra – est incluse dans le dispositif. Lucas Bambozzi a choisi la vidéo parce qu’il s’appuie sur un langage plus synthétique que le film narratif pour exprimer l’impossibilité qu’il éprouve lui-même à se réengager dans une relation amoureuse. L’artiste tient toujours à se positionner dans un travail de subversion du media : le travail sur la musique, pot-pourri de musique de film, en témoigne. On peut notamment reconnaître la musique du film de Hitchcock Psychose. La bande-son constitue une série de commentaires ironiques des stéréotypes amoureux. Ali è um lugar que não conheço (1999) est une vidéo dans laquelle, s’agissant de lieux, l’artiste a laissé une place plus importante au paysage, ce qui constitue une nouveauté.
Le travail sur les cartes postales a été développé sur plusieurs années en fonction des opportunités de déplacement. Il s’agit pour l’artiste de comparer in situ la carte postale avec le lieu qu’elle représente. La série continue encore aujourd’hui. Il s’agit d’un work in progress. Le procédé est fixé dans les années 80. L’artiste confronte une carte postale avec le lieu même où elle a été prise. Outre une évolution du lieu ou un décalage climatique, il s’agit aussi de mettre en relation une mémoire figée et toujours mise en scène à une image en mouvement que l’on peut élargir à son environnement. Un travail de montage subtil, fait d’accélérations et de ralentissements, appuyé sur un fond sonore décalé par rapport à l’image, oriente la perception vers des sensations nouvelles. L’hommage aux cartes postales qui s’animent de Robert Cahen (avec Stéphane Huter et Alain Longuet) conduit à faire apparaître comme en se jouant de la construction des stéréotypes touristiques. On peut aussi y voir une critique et un démontage des travers du documentaire dans la confrontation du document avec une autre réalité qui n’est pas nécessairement plus « vraie » mais dont le point de vue est affirmé avec force : l’artiste est présent, il s’engage dans le dispositif et nous montre le paysage. Il s’avance en personne pour révéler le subterfuge de la carte postale. Il existe une version ultérieure constituée de quinze cartes postales sous forme d’installation. Celle-ci a été présentée en 2001 à Sao Paulo : l’artiste y projette les vidéos sur les cartes postales originales qui ont servi au tournage.
Une des marques du documentaire, et de l’attrait qu’il suscite, tient probablement dans la volonté de filmer les personnages de face et dans une interrogation directe avec la personne. La vidéo Eu nao posso imaginar [I have no words] (1999) est une mise en question du statut de l’image et du langage : l’incapacité des différentes personnes à transmettre leurs sensations, qu’elles soient issues de la fiction ou de la réalité comme les malades mentaux, est perturbante. Les actrices jouent également à troubler la perception en s’adressant agressivement au réalisateur et donc au spectateur. Le spectateur est donc confronté à des images de différents statuts sans être pour autant capable de les identifier d’emblée. La citation de Fernando Pessoa « je ne sais pas si c’est un rêve ou pas mais cela a la même valeur » est une invitation à brouiller la frontière entre fiction et réalité. La réflexion s’élargit aussi à celle du voleur volé : les filles cleptomanes, qui volent à la tire, dont l’une confesse qu’elle est sujette à des pertes de mémoire, et l’autre tente de se confier sans rien pouvoir formuler clairement, voient leur image volée à leur tour par le réalisateur. La mise en exergue de l’inexprimable, issue de la réalité, de la fiction ou de la suggestion dans un état paranormal de folie ou bien de transe dues à des drogues ou à des pratiques religieuses, renforce la perception des sensations non décrites par les personnages. La suggestion plus forte que la description ; le montage de diverses séquences de nature différente qui font allusion à une incapacité à décrire y contribue fortement ainsi que le caractère expérimental de la vidéo.
D’autres travaux sont plus profondément ancrés dans un travail de documentariste. Certains extraits peuvent être réutilisés dans des vidéos qui appartiennent de plein droit au champ de l’art contemporain comme on l’a vu pour Eu nao posso imaginar où Lucas Bambozzi réutilise quelques figures, malades dans une prison psychiatrique, qu’il a filmé pour Imagens Histéricas (1996).
De même les personnages du documentaire O fim do sem fim (2001) réalisé avec Guimarães et Magalhães, sont confrontés directement avec la caméra et donc avec le spectateur. Celui-ci est placé face à des personnes qui exercent un métier anachronique, voué à la disparition, dans diverses régions du Brésil. On retrouve le même type de dispositif pour décrire les espoirs des Brésiliens attirés par l’or facile à la frontière de la Guyane française dans De outro lado do rio (2004). L’imaginaire est en première ligne ; le film est bâti sur les vies rêvées de Brésiliens en attente de visa pour traverser le fleuve frontière et partir à la recherche d’or. La version courte et artistique de ce documentaire, Oiapoque (1998) est conçue dans une forme qui se rapproche du journal entremêlant des séquences très brèves d’entretiens et de paysages.
Une vidéo à la charnière de ces problématiques est la série Cultura, issue d’une commande précise et contraignante, tant par le sujet que par la durée imposée de trois minutes pour définir la culture. Lucas Bambozzi présente sept portraits de personnes qui « jouent » leur réponse. Le subterfuge est toujours avoué : un homme a un trou de mémoire, un autre s’enquiert de l’assentiment du caméraman. Le spectateur s’interroge néanmoins sur la part de réalité des réponses tant leur spontanéité est forte. Il rentre pourtant dans le jeu de ces réponses toujours à la limite du politically correct. Il s’agit d’un travail sur le portrait et Bambozzi cherche à éviter que le mouvement ne génère de la banalité et n’affaiblisse ainsi le portrait.
La vidéo What is erased, What is retained (2002), sorte de portrait de foule, joue essentiellement sur la frustration du spectateur de ne pas pouvoir restituer l’ensemble de la scène filmée dans sa totalité. La vidéo montre avec insistance des personnes captivées par un spectacle qu’on ne voit jamais. L’artiste déplace l’intérêt du combat au niveau des réactions des spectateurs et ne retient que l’ambiance, le contenant et non le contenu. Bambozzi exploite le même filon dans No logo/no todo réalisé lors du 1er mai 2002 à Londres. Pour se prémunir des dommages causés lors des manifestations toutes les vitrines des grandes marques de multinationales sont murées et les logos disparaissent également par l’intermédiaire de l’artiste. Le commentaire politique n’a pas lieu d’être souligné tant il s’impose par l’évidence.
Dans le domaine des installations on retrouve le même questionnement entre réalité et fiction. Pour Subterrâneos – Hades (1997), Lucas Bambozzi est invité à investir à un bâtiment abandonné vidé pour l’occasion de ses habitants, sans abri et prostituées. L’idée est de faire revenir sous forme symbolique ceux qui ont disparu du lieu et de projeter des situations de tension et de violence dans un procédé inspiré du documentaire. L’organisation in situ des projections et des téléviseurs profitant des trous préexistants dans le sol donne une force particulière à ces images qui surgissent du néant. Dans le même type de travail sur l’espace l’intervention de Private Conversations (1998) exploite des lieux pris dans leur propre histoire et les investit d’une dimension privée alors qu’il s’agit d’objets à la disposition du public. Des projections sur des objets tels un téléphone public, une poubelle ou une boîte à lettres dévoilent et exposent au public des histoires personnelles, dans une ambiance sonore de lieux publics. Une main intervient directement pour retirer de la poubelle ce qui ne mérite pas d’y être. L’intervention pour la Biennale de La Havane en 2000, Atopicos [Misplaces] opère le même déplacement du privé vu en public par la juxtaposition de rasoirs jetables collectionnés par Lucas Bambozzi et d’archives personnelles de vidéos ayant trait aux chambres d’hôtel qu’il a occupées depuis quelques années. 1+1 [Taxidermia & Outdoor] exploite la même gamme d’ambiguïtés liées à l’espace public. Le spectateur est invité à rentrer à l’intérieur d’un taxi et à écouter les commentaires du chauffeur qu’on aperçoit dans le rétroviseur et à regarder des scènes dérangeantes liées à la prostitution ou à la drogue mais que la société aisée feint d’ignorer et dont elle détourne le regard. Dans ce cas, Bambozzi ne joue pas sur la frustration mais sur la mauvaise conscience du spectateur voyeuriste et/ou sur son malaise.
Les œuvres suivantes exploitent le même ressort en y ajoutant un grain d’interactivité. 4 Walls, présenté à Sao Paulo (2002) et à Clermont-Ferrand (2004) dans deux versions différentes, joue sur le malaise crée par le voyeurisme du spectateur qui regarde et écoute une femme à travers une fenêtre. Le dispositif consiste en une figure féminine projetée sur une fenêtre au fond d’un corridor. Les réactions de la femme, passablement éméchée et vulgaire, deviennent provocantes au fur et à mesure que le spectateur s’approche d’elle et déclenche de nouvelles séquences grâce des détecteurs de présence.
La pièce Meta4walls investit un nouveau champ technologique, celui des sites internet. Le spectateur est invité à partir d’une image de Courbet de l’Origine du monde, qui se transforme en photographie pornographique d’un sexe de femme jambes écartées, à pénétrer dans des sites pornographiques illicites. Il s’agit pour l’artiste de faire prendre conscience au spectateur voyeur qu’il est observé et que tout un dispositif de signaux d’alarme l’informe de ce qu’il est surveillé dans le cadre de consultations internet illégales. A partir de ces préoccupations nouvelles qui se banalisent rapidement –les signaux d’alerte inquiétants en 2003 font partie de la culture commune aujourd’hui grâce à des procès retentissants- Lucas Bambozzi investit le champ du multimédia sur internet à travers le prisme des enregistrements de surveillance et des nouvelles archives de mémoire qu’ils suscitent. La pièce Spio présentée en 2004 à Itau cultural (Sao Paulo) et à HTTP Gallery (London) développe un système de surveillance à partir de caméras infra-rouge montées sur des aspirateurs modifiés. L’image est projetée dans la pénombre sur deux grands écrans ; le son évolue selon la position des spectateurs, une troisième caméra pilote par internet les évolutions des deux robots.
Lucas Bambozzi estime qu’il revient à l’artiste de savoir diriger le regard de ses contemporains à un moment où la société est menacée par une invasion d’images grâce aux nouvelles technologies du numérique et des réseaux internet. La question de la conservation et de la sélection des images est au cœur de ses réflexions. L’œuvre sur le temps « non-retrouvé » Em busca do tempo perdido (2003) conçue à partir du livre de Proust marque un temps d’arrêt : l’artiste, qui rajoute nerveusement sur chaque mot retrouvé un non Il se rend compte qu’il ne lui est pas toujours facile de donner un sens à tous les enregistrements qu’il a réalisés depuis des années et qui se téléscopent sur les écrans. Il présente sa vie comme un montage labyrinthique que se soit sur plusieurs écrans ou dans sa version multimédia.
Le travail de Lucas Bambozzi constitue une réflexion ambitieuse sur la question des statuts de l’image dans la société contemporaine. Il procède par une série d’interpellations qu’il s’agisse de contenus filmiques ou de la relation avec le spectateur. Où commence l’espace public ? Quelle est la capacité de l’individu contemporain à échapper aux dispositifs de contrôle qui l’enserrent ? L’œuvre évolutive de Lucas Bambozzi ne fournit certes pas de réponses à ses interrogations massives, mais elle affirme avec une vigueur constante que la logique de la frustration constitue un des moteurs de la vie sociale.
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